Décédé le 10 avril dernier des suites d’une longue maladie, le réalisateur suisse Francis Reusser, originaire de Vevey, demeurait à Bex depuis 2006 avec sa compagne Emmanuelle de Riedmatten. Hommage à un Bellerin engagé et amoureux de son pays.
L’œil aiguisé de cet esprit bouillonnant et libre penseur, qu’incarnait Francis Reusser, lui a sans doute offert un autre chemin que celui commencé dans un foyer pour adolescents dépendant de la justice des mineurs. Ayant échappé à la maison de correction bernoise chargée de le redresser, Francis Reusser rencontre Louis Emery, un éducateur « lumineux » au foyer de Chevrens. Figure incontournable du parcours du réalisateur, d’autant plus qu’il lui a mis dans les pattes son premier appareil photographique.
Le sens du cadre et de la lumière
Louis Emery remarque rapidement que les clichés de son protégé représentent bien plus que de simples images. Ils racontent une vision du monde précise où la lumière apparaît comme la complice du photographe. Quand l’opportunité se dessine, Francis Reusser intègre la jeune équipe de la Télévision Suisse Romande (TSR) en tant que cableman puis caméraman. « Ce sont des années formatrices. Le médium venait de naître, Francis expérimentait avec les autres. Il existait une grande motivation, une avidité d’exploration. Les émissions se déroulaient en direct, il fallait être réactif, avoir l’œil à l’affût. » confie Emmanuelle de Riedmatten, sa compagne de longue date. Francis Reusser, observateur né, nageait dans ce milieu comme un poisson dans l’eau. Très vite il filme des « dramatiques », ces pièces de théâtre tournées pour la télévision, requérant une manipulation méticuleuse de la caméra. Dans son dernier essai documentaire La Séparation des Traces(coréalisé avec son fils Jean), il évoque cette période avec tendresse, avouant au passage le vol de quelques bobines pour « filmer entre copains ». Il n’a que vingt-cinq ans lorsqu’il réalise son premier long métrage Vive la Mort, présenté à Cannes en 1969. Immédiatement, les thèmes de tout le travail du cinéaste sont posés : la filiation, la mort, la Suisse. Son deuxième film Le Grand Soir reçoit le Léopard d’or au Festival de Locarno en 1976, en pleine ébullition d’après mai 1968.
Une œuvre en quête de sens
Orphelin de mère à dix-huit mois puis de père à quatorze ans, Francis Reusser traverse la vie avec deux failles originelles douloureuses, certes, mais constitutives de son travail. Le cinéaste n’a de cesse d’explorer les rapports de filiations. Dans Seuls, tourné en 1981, Niels Arestrup tente de pallier le décès de sa mère en plongeant dans l’alcool et les rencontres nocturnes, tandis que Bulle Ogier et Michael Lonsdale débattent de la conception d’un enfant. Le film résonne étrangement avec le vécu du réalisateur qui allait devenir père. D’ailleurs, son propre fils se nomme Jean, comme le héros. Dans La Guerre dans le Haut Pays, Francis Reusser pose sa caméra face aux rivalités intergénérationnelles exacerbées entre un père et son fils sur fond d’idées des Lumières. Si Louis Emery, son éducateur, représenta, selon ses propos « un père de substitution », on pourrait s’aventurer à penser que la Suisse, incarna pour lui une mère. Elle lui offrit des solides et stables racines, ainsi qu’un cadre de toute beauté au sein duquel il put s’épanouir. Cela n’empêcha pas le réalisateur de prendre du recul par rapport à notre histoire collective, notamment vis-à-vis de la religion. On la sent oppressante, pour ne pas dire écrasante, dans certains de ses films, par exemple, Derborence, sorti en 1985 et qui recevra le César du Meilleur film francophone l’année suivante.
Un grand homme, parfois sombre, s’est éteint. Un artiste reconnu dans le monde du cinéma et dans son canton – n’avait-il pas reçu le Grand Prix culturel vaudois l’année dernière – vivant dans la jolie commune de Bex. Il l’appelait le « petit paradis », en souvenir des années d’enfance, entre six et douze ans, qu’il y avait passées, lorsque son père, troquant sa casquette de plâtrier devenait gérant du Café du Raisin sur les hauts de la ville. Un grand homme auquel nous sommes heureux – malgré le chagrin – de rendre ici l’hommage qui lui est dû.
Article paru dans Le Point Chablais - juillet 2020
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