Chère Marinette,
Quel plaisir de me promener ce matin sur les quais, et de voir le navire, chargé de vivres et de lettres, arriver ! Quelle joie de tendre la main et de recevoir ta missive tant espérée ! Je me nourris de ta plume et de tes aventures. Je lis entre les lignes, et je t’imagine dans cette vie bien éloignée de la mienne.
Mais je vais à mon tour te surprendre. En effet, on m’a conté une histoire des plus singulières. Elle se passe à Mase, juste après le déluge. Je trépigne, car je reste convaincue qu’elle stimulera tes réflexions. Il s’agit d’une femme, Alice, accusée de sorcellerie. Eh oui, tu as bien lu. Déjà, j’ai fait mouche, n’est-ce pas ? C’est la vieille Lina, encore enfant à l’époque, qui me l’a racontée. La voici :
« Après les tempêtes, leur cortège de pluies, de vents et la montée des eaux, la vie s’est remise en route.
Lorsque les femmes sortirent des abris, le soleil avait disparu de l’horizon, et seule une lumière de nuit filtrée les accompagnait. Sans la présence d’Éole, aucun bruissement ne leur parvenait. La nature semblait s’être totalement éteinte : plus d’oiseaux, plus de chiens, plus de chats, plus de rats. D’une part, leurs pas, se frayant un chemin entre les branches d’arbres, les tuiles, les bris de glace ou les fils électriques, créaient d’étranges sons et un sentiment terrifiant de vide. D’autre part, les maisons encore debout leur murmuraient : “Revenez chez vous”. Alice fit ce choix et quitta l’abri avec son baluchon. Une fois rentrée dans son petit rez-de-jardin, elle s’écroula sur son lit, apaisée.
Arlette Délèze prit en charge l’organisation initiale. Munie d’un tambour et d’une liste, elle s’installa sur la place et attribua des tâches à chacune : nettoyage des rues, remise en état des jardins potagers, réparation des fenêtres et des clôtures, inventaire des ressources alimentaires disponibles, etc. Le soleil se cachait toujours, mais elles avaient toutes du cœur à l’ouvrage.
Alice faisait partie de l’équipe “nettoyage des rues”. Les femmes disposaient de balais et de brouettes récupérés ici et là. Elles décidèrent d’abord où entreposer les détritus : le bois dans l’église, pour une utilisation ultérieure, le reste dans les deux bennes de chantier d’une maison en rénovation, dont les propriétaires habitaient Genève.
Rapidement, Alice commença à collecter des éclats de verre, de faïence ou de miroir. De retour chez elle, elle créait des motifs rappelant ceux des kaléidoscopes. Les petits morceaux captaient les infimes rayons de lumière du ciel et éclairaient un peu son nid.
Le travail redonna du sens à Chronos, mais la pénombre fatiguait les corps, et le manque de perspectives minait les esprits. Le soir, les femmes se réunissaient, discutaient de la situation et de l’avenir. La fée électricité s’était évaporée. Difficile de savoir si les maisons de l’autre côté de “la mer” étaient habitées.
Étaient-elles seules au monde ? Comment construire une barque ? Qui pourrait la naviguer ? Combien de temps faudrait-il ? Quelles étaient les réserves de nourriture ? Comment exploiter les potagers sans lumière ?
Régulièrement, Alice apportait une de ses créations afin d’offrir un peu de beauté et d’espoir. Elles fascinaient tant les femmes qu’elles la baptisèrent la Kaléidoscopiste. Ses motifs déliaient les langues, des bribes de mémoire ressurgissaient, parfois accompagnées de larmes.
Petit à petit, la présence d’Alice aux réunions se fit rare. Au début, personne ne lui en tint rigueur. L’exécution de ses tâches quotidiennes suffisait, puis on commença à la regarder de travers, à la harceler : “Pourquoi tu ne partages plus tes kaléidoscopes ?”, “On n’est pas assez bien pour toi, Alice ?”, “Eh, la kaléidoscopiste, tu te crois supérieure ?”, “Pourquoi as-tu installé des kaléidoscopes dans ton jardin ?”. Elle se contentait de travailler sans réagir, mais la tension semblait croître en parallèle avec la beauté de ses visions.
Marie Glassey, sa propriétaire, une femme très chaleureuse, lui avait demandé de lui prêter une de ses créations, bien avant que les vipères ne l’attaquent. Lina le savait, car la vieille dame s’occupait d’elle, et qu’Alice lui en avait aussi offert une de bon cœur. Marie en choisit une très petite : “Je la laisserai dans ma poche, et elle me réconfortera”. Quand elle est décédée, le kaléidoscope dans le creux de sa main, on a accusé Alice d’empoisonnement. On l’a accusée d’éblouir le ciel et d’empêcher le retour du soleil. On l’a accusée d’être une sorcière.
Comme à l’époque de leur chasse en Europe, on dressa un bûcher, et elle périt dans les flammes. Le feu si flamboyant alerta les survivants des autres rives, et le soir même plusieurs points lumineux se mirent à rougir aux alentours. »
Lina pleurait en achevant son récit, puis elle me montra son kaléidoscope, un objet d’une délicatesse, d’une douceur incroyable. Tu l’adopterais sans plus attendre.
Voilà, tu sais tout de cette histoire, finalement constitutive de ce que nous sommes tous devenus. Je te l’offre de bon cœur sans douter qu’elle ressurgisse dans ton imaginaire !
Je t’embrasse très fort.
Ta grande sœur qui t’aime, et espère collecter assez de timbres pour te rejoindre bientôt!
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