Ce matin, les oiseaux piaffent avec une joie communicative. Je me lève le sourire aux lèvres, mon esprit et mon corps prêts à absorber mille et une informations au cours d’une journée de travail extraordinaire. Depuis mon arrivée dans le Chablais sur les bords du Rhône, le cours de ma vie se conjugue en mode H2O, pour mon plus grand bonheur ! L’eau est mon élément. J’aime écouter le chant de la pluie, le ressac des vagues, les clapotis des bassins. J’aime l’apaisement qu’elle me procure lorsque je la regarde ou que je m’y plonge.
Le vent se joue de mes boucles grisonnantes tandis que je chemine le long du fleuve pour rejoindre son embouchure, et attendre le bateau Vevey sur le ponton de Villeneuve. Je prends soin d’arriver en avance, car la vue du navire grandissant de nœud en nœud me comble d’une joie profonde, et il n’est pas rare que des larmes pétillantes perlent sur mes joues. J’attribue mon émotion au souvenir inconscient de mon premier voyage en mer. J’avais deux ans, et je me rendais en Angleterre. À l’époque, pas de tunnel, mais des ferries aux allures de montres marins pour une minuscule crevette comme moi. Les impressions laissées par cette expérience, ancrées en mon cœur, ne sauraient être étrangères à mon goût de la navigation. Enfant, jusqu’à l’âge de 13 ans, je traversais la Manche quatre à six fois par année, en accord avec le rythme des vacances de Noël, de Pâques et d’été. Aujourd’hui, j’ai la chance de pouvoir voguer sur l’eau tous les jours, si cela me chante.
Ah, mais voici Vevey arrive. Son sifflet retentit, comblant encore davantage mon âme de petite fille. Assez rêvé, je me prépare à franchir la passerelle métallique brillante et criante, puis à m’installer pour une journée de travail fructueuse. J’ai été l’une des premières utilisatrices des espaces de coworking créés sur les bateaux et dans les ports CGN du Léman. La formule gagnante n’a pas changé : un abonnement valable sur n’importe quel navire et dans tous les bureaux aménagés près des ports du Léman, en France et en Suisse. Dès le lancement de l’offre, j’ai commencé à organiser mes journées de travail et mes rendez-vous en accord avec les flots, et j’ai été absolument ravie. Au début, une fois sur l’eau, la beauté des paysages attirerait régulièrement mon attention, mais progressivement, je me suis disciplinée et j’ai trouvé un équilibre entre mes temps de travail et mes pauses. L’avantage d’être en coworking à bord est que je n’ai pas vraiment d’échappatoires le temps de ma croisière, par conséquent, mon efficacité se démultiplie. Aujourd’hui encore, quel que soit mon trajet, guère le loisir de descendre, je bûche intensément.
Le concept du coworking de la CGN a son propre slogan : « Vous flottez, votre vie aussi ! ». Plus question de voyager d’un point A à un point B uniquement pour se rendre au travail ou réserver son bureau dans le coworking, la dernière offre intègre de nombreuses rotations de bateaux proposant des cours de yoga, des massages, des cours de langues, une épicerie de produits locaux et même une galerie d’art. Une nouvelle façon d’être au monde, en quelque sorte. Il n’a pas fallu longtemps pour qu’il fût adopté, et aujourd’hui, plus de huit mille passagers utilisent quotidiennement ce mode de transport alternant trajets purs, trajets studieux, trajets curieux ou trajets gourmands. La multiplication des lignes combinée avec des correspondances avec les trains participent aussi du succès de ce pari assez osé en son temps, mais que personne ne songerait à remettre en cause aujourd’hui. Pour ma part, je suis une fan !
Mon programme de ce jeudi : écrire de Villeneuve à Lausanne, puis sur le tronçon Lausanne-Yvoire, prendre un cours de yoga, avant de dîner, et me tenir prête pour une interview à propos de mon projet photographique « kaléidoscopé », avec Christine Duc, entre Yvoire et Nyon. Lorsque je quitterai la cité romaine, où j’ai un rendez-vous au musée du Léman, j’écrirai à nouveau dans le train jusqu’à Bex. J’ai pris l’habitude de suggérer une course sur le lac dès que je dois organiser un entretien. J’ai aussi remarqué que, si d’aventure mon interlocuteur n’est pas forcément de bonne humeur, le mouvement des flots calme ses nerfs et la vue, toujours différente, toujours surprenante, élève ses pensées.
En réalité, je devrais concentrer mon énergie à cent pour cent aux recherches pour mon prochain roman, dont l’intrigue se déroule le jour de la déclaration de guerre le 3 août 1914 sur le vapeur Valais, mais on me propose d’exposer mes « Kaléidoscopes lacustres » au musée Léman en 2033, et je dois absolument finaliser ma série de podcasts sur la construction de trois nouveaux bateaux à hydrogène. Alors, la journée sera bien remplie !
Je commande un café macchiato et reprends mes notes. Dans le rapport aux actionnaires CGN de 1914, il est relevé que « La terrible tourmente qui, au début du mois d’août dernier, s’est déchaînée sur l’Europe, en y accumulant tant de ruines, ne pouvait manquer d’exercer une profonde répercussion dans les pays frontaliers des États belligérants. En Suisse, la vie économique a été bouleversée, et le trafic presque suspendu dès l’ouverture des hostilités. Les entreprises de transport ont été particulièrement atteintes. Elles enregistrèrent, pour la plupart, des diminutions de leurs recettes si importantes que plusieurs d’entre elles n’arrivent pas à couvrir leurs frais d’exploitation ». Je dispose également de quelques indications au sujet de l’affectation des navires composant la flotte à partir du 10 août 1914 : « Les grands vapeurs dispendieux en frais de route et gros consommateurs de charbon, Suisse II, Évian, Genève, Montreux, Général Dufour, Valais, France, Aigle III seront arrêtés fin août ; en septembre Vevey, Italie II, Bonivard et Major Davel cesseront de naviguer ; le nouveau vapeur Savoie sera lui arrêté en octobre ».
La tête me tourne à l’évocation de tous ces navires. Je les imagine tourbillonner sur le lac au temps de leur splendeur, chargés d’aristocrates britanniques venus parcourir le Grand Tour de la perfide Albion à l’Italie en passant par la Suisse. Des fanions, des lumières, de la musique, et déjà, sans doute, de délicieux filets de perches. Une vie, lointaine et insouciante, emportée par le premier conflit mondial.
Mon roman commence en 1933. Mon héros est alors timonier à la retraite. Il est interviewé dans le cadre des soixante ans de la CGN. En 1914, il a sauvé de jeunes Français des tranchées en les faisant passer en Suisse à bord du Valais. Son idée : utiliser de nouveaux uniformes de matelots, pour travestir des appelés, les embarquer en France, puis les faire passer en Suisse. Avant de poursuivre la réflexion et commencer l’écriture, je dois répondre à de nombreuses questions : Comment mon timonier va parler de son projet avec son capitaine ? Où vont-ils pouvoir discuter de cette aventure ? Ce dernier sera-t-il d’accord ? Qui seront les élus ? Comment les prévenir rapidement sans que l’affaire s’ébruite, et que tout le monde ne passe en cour martiale ? Comment embarquer discrètement de nouveaux matelots incompétents sans attirer les soupçons des autres ? Quel avenir peuvent espérer les déserteurs en Suisse ? Si le capitaine est contre le plan, décidera-t-il de dénoncer son timonier ? Je dois encore approfondir les personnages, et entreprendre des recherches plus poussées pour aboutir. Là, je tourne en rond.
Les aiguilles de ma montre aussi, mais voilà qu’il est déjà l’heure de changer de navire pour me détendre les neurones pendant mon cours de yoga. Je m’affaire, et range tout mon bazar juste à temps pour descendre et monter à bord de l’Helvétie, dernier bateau « Belle époque » sorti rénové des chantiers en 2030. La suite de mon programme souffrira un peu de cette distraction, mon corps aussi, en fait, car je parie que je vais payer cher mes trois mois d’absence au cours pour cause de voyage en Russie. Finalement, je m’en sors avec les honneurs avec une cerise sur le gâteau : en plus d’activer mes muscles, le cours a agité mes neurones, et j’ai trouvé le nom de mon timonier, César Devaud, ainsi que celui de mon capitaine, Alexandre Daillens. J’avance un peu, donc ! Après une douche salvatrice, je réfléchis à mon intrigue en savourant un délicieux repas aux notes exotiques épicées. Si mes personnages arrivent à aider des déserteurs, un événement doit survenir pour mettre en péril l’aventure : un naufrage, une mutinerie, un sauvetage ? L’absence de femmes me chiffonne, mais à l’époque, on ne les voyait nulle part. Comment puis-je intégrer la féminité dans le monde masculin de 1914 tout en gardant de la cohérence, et sans tomber dans le cliché de l’histoire d’amour ? Peut-être introduire une espionne, une femme déguisée en homme pour sortir de sa condition, une cuisinière hors pair ?
Je sors de mes pensées lors d’un accostage un peu mouvementé à Yvoire. Le vent donne du fil à retordre au capitaine et à son équipage. Lorsque la pluie vient s’en mêler, je regrette amèrement mon couvre-chef. Heureusement, la salle d’attente n’est pas bondée, et je reste au sec en scrutant l’horizon. J’attends l’arrivée du Simplon, en provenance de Genève, pour embarquer direction Nyon. Christine Duc m’a déjà confirmé qu’elle se trouvait à bord, dans le petit salon « saphir ». Je n’ai pas très envie d’être interviewée, mon histoire de première guerre mondiale prend tout l’espace disponible de mon esprit. Elle compresse mon cerveau, sans pour autant donner de résultats satisfaisants.
Mais il est 16 h 30. Après tout, c’est l’heure idéale pour une bonne tasse de thé et une petite douceur. Christine m’accueille, et je m’installe confortablement, alors que le bleu du ciel semble s’inviter sur notre beau lac apaisé après la pluie. Elle est au courant du projet d’exposition au musée Léman, et me lance directement sur le sujet.
- Comment sont nés les « Kaléidoscopes lacustres » ?
- Je travaille sur le projet depuis huit ans. Tout a commencé lorsque j’ai proposé une résidence d’artiste aux propriétaires d’une maison d’hôtes que j’appréciais particulièrement sur le lac du Bourget. Une nuit offerte par saison, pour explorer les lieux au cours d’une année. En contrepartie, je parlais de mes avancées photographiques sur les réseaux, et je laissais des tirages sur place pour décorer les chambres et les parties communes. Depuis, j’ai utilisé ce mode opératoire sur différents lacs, plus ou moins connus et avec des durées variables : le lac Ullswater au Royaume-Uni, le lac du Héron dans le Nord de la France, le lac Baïkal en Sibérie, et maintenant, le lac Léman.
- Pourquoi passer par le kaléidoscope ?
- Depuis ma plus tendre enfance, je suis fascinée par cet objet. À l’époque, j’en possédais plusieurs avec des cristaux de couleurs, mais celui que j’utilise aujourd’hui n’a que des miroirs et reflète donc ce que je vois. Le kaléidoscope agit comme une baguette magique, il magnifie tout, ouvre d’autres perspectives sur le monde, démontre que l’on peut voir les choses autrement.
La conversation continue, et me permet de m’exercer pour mon entretien au musée. À peine arrivée, la directrice me propose une belle collaboration incluant une exposition, mais aussi un atelier d’écriture avec des adolescents et la parution d’un livre. Quel bonheur ! Je quitte Nyon satisfaite, et file en direction de la gare. Mes héros, Alexandre et César m’avaient donné un peu de répit, mais les voilà qui reviennent à la charge. Ils aimeraient bien que je replonge dans leur histoire. Un peu de patience les amis, j’ai besoin de savourer la douceur de cette fin de journée en compagnie de mes kaléidoscopes. Ne vous inquiétez pas, demain, je repars à la conquête de vos péripéties en mode lacustre sur le Léman !
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