Nuit noire, 3h30 du matin, je me dirige vers Allaman. J'ai rendez-vous avec les hommes de la famille Clerc pour pêcher. Après quelques hésitations, je déniche la maison. Le père, m'accueille tout en fracassant une mouche avec une tapette jaune et rouge. Je m'assois et je l'écoute me parler des différentes techniques de pêche utilisées : la monte, les filets de lève, les meniers, les grands pics et les nasses. Il comprend immédiatement que je suis déboussolée. Il me rassure : "on va vous montrer!" Puis les noms de poissons que j'ai coutume de lire sur les menus de restaurants résonnent dans la pièce : féra, brochet, omble chevalier, perche, truite.
Nicolas, le fils aîné, cherche une paire de bottes non trouées, mais fait chou blanc. Jérémie, le benjamin, grille une cigarette pour se mettre en route. Nicolas avoue "Moi, je carbure au café".
Les bacs de glace installés, nous fendons la nuit vers le bateau. Pas un bruit. La pleine lune de juillet nous accompagne, éclairant notre route. Le bateau chargé, nous quittons le rivage et traversons le port. Nous sommes seuls. Un vent doux caresse nos joues. Un sentiment d'exaltation et de liberté totale me submerge. "Nous allons aux féras". Les huit filets "grand pic", déposés la veille après 5 heures de l'après-midi, vont être levés. Le courant est très faible, ils n'ont pas vraiment dérivé.
Féra, nous voilà! La pêche est silencieuse. Chacun à son poste : Nicolas tire le filet, Jérémie dégage les poissons qui s'abattent dramatiquement sur le pont. Il "replie" ensuite le filet sur une barre métallique en prenant grand soin des flotteurs. En tombant dans la barque, les féras émettent un cri déchirant, comme un râle profond, qui surprend de prime abord puis émeut tant il exprime la douleur. C'est la première fois que j'entends le cri du poisson.
Le jour commence à se lever, le noir cède la place aux dégradés de bleu et les goélands s'invitent autour de nous, sachant que bientôt, ils recueilleront leur pitance. Les huit filets ne sont pas encore remontés, déjà Jérémie vide les poissons et les dépose dans les bacs garnis de glace. Le festin des goélands peut commencer en grande pompe. Cris, battements d'ailes, claquements de becs, vols rapides, tous les coups sont permis. Ce n'est pas le supermarché, c'est la nature dans toute sa beauté, dans toute sa cruauté.
Nicolas et moi filons vers Prangins. Mission à l'arrivée : s'occuper des soixante kilos de féras. C'est au tour d'une écailleuse de s'en occuper, décorant au passage les alentours de la cabane de petits points colorés. Deux canettes cancanent en se tordant pour attraper et manger tout ce qu'elles peuvent ! Elles délaissent les écailles, mais découvrent avec bonheur des restes de viscères glissant vers le lac.
Les féras bien au frais, Nicolas et moi embarquons les filets à perches. Surprise : les formes ovales les décorant sont des flotteurs, non des appâts. Délicatement, nous les installons. Nous reviendrons dans l'après-midi recueillir ce que la nature nous aura réservé. Nicolas espère que tout son travail portera ses fruits et me dit : "On pêcherait une tonne de perches par jour, qu'on les vendrait".
C'est au tour de Mesdames les écrevisses de nous tendre les pinces. Attention, ça fait mal! Dix nasses à visiter, elles ont été placées la veille. A l'intérieur, des restes d'omble chevalier pour les appâter. Nicolas est déçu : douze kilos. Ils sont vendus de suite à un collègue devant honorer une commande importante de ces crustacés. Mon pêcheur m'explique : "Aujourd'hui, il y a une bonne entente entre pêcheurs. On travaille ensemble. À l'époque de mon père, ils se tiraient dans les pattes". Il est presque 10h : cap sur Prangins. Le père et le benjamin arrivent les bras chargés de victuailles! Assise sur une chaise maculée de café et couverte de poussière, entourée de filets de pêche et mes affaires décorées d'écailles, je me régale, et je suis au paradis.
Mais, ici, pas de place à la rêverie ! Mission : pêche à la monte. À mes yeux, elle représente la pêche traditionnelle. Un long filet est déposé dans l'eau, sous la forme d'un cercle, puis deux pêcheurs soulèvent chacun des côtés. La récompense se situe dans "la poche". Par cinq fois, nous allons tenter notre chance. Le rituel est immuable : d'abord on jette l'ancre garnie d'une bouée orange bien visible, ensuite, on dépose le filet lesté de carrés en pierre faisant office de poids pour atteindre les profondeurs ! Finalement, chacune des extrémités est remontée vers la surface, puis la poche. Un seul pêcheur la soulève puis la pêche se déverse sur le pont du bateau. Voici des brochets de trois kilos et des boyas, grandes perches, en quantité. Le soleil tape sur le lac.
Enfin retour sur Prangins. Je n'ai jamais été aussi ravie de retrouver l'ombre. Jérémie et Nicolas préparent les brochets. Ecaillés, éventrés, lavés à terre, la botte sur la queue, avec un jet d'eau si puissant qu'on dirait un Kärcher ! Il est 14h : petite pause dégustation : chacun une glace, cassis-mangue, achetée par le père. Entre deux cuillerées, il évoque ses souvenirs de stars du Festival de Montreux. En effet, la maison juste à côté abritait un hôtel de luxe à l'époque. Nina Simone, Véronique Sanson ont passé un moment avec lui au retour de leurs concerts, à l'aube.
Ensuite Nicolas et moi repartons vers nos filets à perches. Combien de poissons aurons-nous la surprise de découvrir? Voici la bouée, Nicolas commence à tirer... Tout à coup une, puis deux, trois perches apparaissent. Elles piquent ! Il faut se méfier, car, évidemment c'est au niveau de la tête que les filets sont le plus délicats à retirer. Mais ce n'est pas le pire. Ces derniers débordent d'écrevisses dont toutes les pattes et les pinces sont emmêlées. De la folie ! Dans le lac, la vie n'est pas de tout repos pour les écrevisses, si elles ne tombent pas dans les mailles ou les nasses des pêcheurs, elles régaleront les boyas qui en feront bonne chère en les avalant avec leur carapace !
En revenant, Nicolas et Jérémie déposent les grands pics pour la pêche du lendemain. Nous avons évité la pluie, la lumière change. Nicolas me donne la barre, me voici aux commandes. Il me fait signe d'y aller : je fonce. Le vent s'emporte un peu plus, les vagues nous éclaboussent, je souris à la nature et à la vie. Quelle extraordinaire journée, en compagnie de pêcheurs respectueux de leur environnement et dont l'amour de leur métier transparaît dans chacun de leurs gestes, dans chacune de leur parole. Je repars le cœur comblé, mais pas seulement. Dans ma besace : une mousse et un tartare de féra avec des filets de perches, le tout préparé par mes acolytes!
Article publié dans le Magazine des Bains des Pâquis de Genève, en version plus courte, en septembre 2016.
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